- ORIGINES DE L’HOMME
- ORIGINES DE L’HOMMEOrigines de l’homme: la synthèse paléoanthropologiqueDes découvertes importantes ont été réalisées depuis quelques années dans le domaine de la paléontologie, dans les sites d’Afrique orientale, notamment en Éthiopie. Citons celles, très médiatisées, de Lucy, puis de son “fils” et récemment de l’espèce ramidus , correspondant, soit au plus ancien singe bipède (genre Australopithecus ) connu, soit à un préchimpanzé (genre Ardipithecus ?). Par ailleurs, des progrès notoires ont été réalisés dans les domaines des relations de parenté (phylogénie) fondées sur les distances génétiques ainsi que dans la lecture des formules chromosomiques des principales espèces actuelles proches de l’homme. En outre, un nouveau secteur de recherche a émergé, celui de la biologie du développement, qui relie enfin le programme génétique (génotype) aux modifications des formes (phénotype) acquises par les espèces au cours des temps géologiques. L’introduction d’une nouvelle approche d’embryologie comparée et la mise en évidence de la dynamique des changements embryonnaires durant les phases du développement, ou ontogenèse, constitue une véritable révolution qui fournit une nouvelle clé de lecture de l’évolution des singes supérieurs et de l’homme.Les données paléontologiques et géologiques apportent des informations ponctuelles, traces d’événements biologiques qui, placés dans un cadre historique de plus en plus précis grâce aux datations, reflètent les cheminements morphologiques observés de l’évolution. Mais elles n’apportent aucun élément de réponse sur les mécanismes qui assurent le changement des espèces; seule la biologie peut le faire, notamment la biologie du développement.Une nouvelle synthèse paléoanthropologique est désormais possible, qui se résume dans la formule “une simple histoire interne” (inside story ).Le paradoxe humainIl est bien connu, notamment en physique, que la science progresse par la mise en évidence de paradoxes et par la proposition de nouvelles idées qui permettent de les expliquer. Les paradoxes sont des opinions, arguments ou propositions qui vont le plus souvent à l’encontre des idées largement admises et qui peuvent heurter le bons sens, la logique, voire la raison. Seule une nouvelle théorie, plus large, qui intègre tous les éléments du paradoxe, permet d’y apporter une solution. L’évolution de homme n’échappe pas à cette démarche. Il existe en effet un paradoxe humain qui n’avait pas encore été formulé clairement et n’avait pas trouvé de solution. Comment expliquer qu’une divergence génétique d’environ 1 p. 100 entre les singes anthropoïdes et l’homme se traduise par une divergence morphologique de l’ordre de 50 ou 60 p. 100? La théorie de l’histoire interne apporte une réponse explicite.Cette théorie explicative intègre une première notion essentielle pour comprendre le phénomène évolutif, celle d’une hiérarchie dans l’organisation du vivant. Au niveau basal se situe le programme génétique (gènes et chromosomes), qui contrôle la synthèse des molécules. Celles-ci vont se structurer au niveau des cellules , agencées à leur tour au niveau encore plus élevé des organes , leur assemblage, répondant à des règles de développement (ontogenèse), parfois très strictes, parfois plus souples et alors qualifiées d’épigénétiques en raison de leur non-programmation, aboutit au niveau final de l’organisme . Les organismes sont les éléments individuels constitutifs d’ensembles plus vastes, les populations , dont l’ensemble forme une espèce donnée. Ces espèces développent des comportements (éthologie) variés vis-à-vis des autres organismes et se répartissent selon des interactions bien définies dans des niches écologiques que caractérisent des particularités physiques, notamment climatiques et biologiques (écologie). La formation d’une nouvelle espèce dépend de l’apparition d’une discontinuité permettant un indispensable isolement reproductif. Cette discontinuité peut apparaître à n’importe quel niveau d’organisation du vivant, qu’il soit génétique, ontogénétique, écologique ou éthologique. Nous verrons en outre que les changements qui interviennent aux divers niveaux d’organisation peuvent être découplés, c’est-à-dire d’un niveau à l’autre, minorés ou extrêmement amplifiés, introduisant des paradoxes.Une seconde notion doit être précisée, celle de l’espèce retenue dans cette synthèse. Il s’agit d’une conception “spatio-temporelle” qui intègre la dimension temporelle à la définition classique de l’espèce biologique et peut s’exprimer de la façon suivante: “L’espèce correspond à un continuum spatio-temporel entre des populations naturelles qui, à chaque instant de ce continuum, sont interfécondes et isolées au point de vue reproductif de tout autre groupe analogue.” Dans cette conception, l’espèce commence par une discontinuité biologique qui assure l’isolement reproductif et dure jusqu’à son extinction. Elle peut rester en stase morphologique ou évoluer graduellement. C’est pourquoi les morpho-espèces paléontologiques correspondent le plus souvent à des “instantanés” découpant le continuum de l’espèce en degrés évolutifs successifs. Il faut ajouter à cette variation temporelle diachronique importante la variabilité morphologique géographique synchronique, sans oublier, chez les hominidés, le dimorphisme sexuel, qui complique encore plus l’interprétation des vestiges fossiles.Les distances génétiquesOn savait depuis longtemps que l’homme avait en commun avec le chimpanzé des identités biologiques fortes. Les deux espèces possèdent, par exemple, des groupes sanguins O et A identiques. Les progrès réalisés en biologie moléculaire permettent désormais d’établir des distances génétiques entre espèces, fondées sur les comparaisons de séquences de diverses protéines en acides aminés et sur des données immunologiques. Les résultats ont surpris les spécialistes lorsque Marie-Claire King et Allan C. Wilson ont constaté, en 1975, que les macromolécules protéiques du chimpanzé et de l’homme étaient identiques à 99 p. 100, soit une différence de 7,2 sites d’acides aminés pour 1 000 substitutions! Étonnant! Même si l’on admet que le chimpanzé est proche de l’homme, personne n’aurait imaginé qu’il soit aussi voisin au point de vue génétique. Les recherches réalisées depuis lors sur les gènes de globine et d’hémoglobine n’ont fait que confirmer cette proximité surprenante entre les singes supérieurs et l’homme. Il faut savoir que, parmi eux, le plus divergent avec l’homme est l’orang-outan (3,46 p. 100 de divergence moléculaire), puis le gorille qui en diffère de 1,84 p. 100 et enfin le chimpanzé avec seulement 1,61 p. 100 de différence.Il faut discuter ici un point de méthodologie concernant l’approche dite cladistique de la reconstitution des relations de parenté qui est maintenant utilisée par tous les spécialistes dans la classification des êtres vivants. Cette méthode analyse de façon extrêmement précise la signification d’un caractère, mais elle présente un inconvénient majeur en ceci que toutes les phylogénies proposées sont exclusivement fondées sur le système binaire et dichotomique. On se fonde sur le postulat que les espèces se sont séparées deux par deux. Or, dans la nature, la structure des espèces ne respecte pas cette division binaire. Nombre d’espèces sont constituées de plusieurs sous-espèces, souvent en nombre impair, dont la méthode cladistique ne peut malheureusement pas rendre compte. C’est notamment le cas dans l’évolution des singes supérieurs et de l’homme, et c’est sans doute une des raisons qui ont entraîné une stagnation de l’évolution des conceptions en paléoanthropologie humaine depuis plus de vingt ans...En se fondant sur le principe de l’horloge moléculaire, les biologistes ont établi des dates approximatives auxquelles s’est produite la divergence des quatre lignées considérées. L’époque de la séparation de la branche des orangs-outans de celle des singes supérieurs africains se situerait à l’époque tertiaire, entre — 15 et — 10 millions d’années (Ma), celle de la séparation du gorille et de la branche commune au chimpanzé et à l’homme se placerait entre — 8 et — 5 Ma, celle enfin de la séparation du chimpanzé et de l’homme entre — 7 et — 5 Ma.Cette proximité génétique a une explication. Elle est due au fait que ces trois singes supérieurs et l’homme ont eu un ancêtre commun à l’époque tertiaire, ancêtre dont ils ont conservé le principal du patrimoine génétique. Les faibles différences observées entre leurs patrimoines génétiques actuels résultent de l’évolution divergente des lignées, qui s’est opérée sur plusieurs millions d’années; une évolution génétique lente, trois fois plus lente, par exemple, que celle que l’on a pu mesurer chez les rongeurs; une évolution qui varie aussi d’une molécule à l’autre.Malgré cette proximité des espèces, qui les rassemble dans une même famille, les différences de programme génétique sont largement suffisantes pour assurer une fonction essentielle, celle de leur isolement reproductif, qui les empêche de se reproduire entre elles. Les distances génétiques, calculées à partir du nombre de mutations observées entre les séquences de gènes des diverses lignées, permettent donc d’établir un arbre précis des relations de parenté.Les distances chromosomiquesLe nombre et la forme des chromosomes constituent l’une des caractéristiques importantes des espèces, car ils portent les gènes et participent à la constitution des cellules de reproduction, selon des règles qui ne peuvent être transgressées sans inconvénient majeur (stérilité ou létalité).Les chromosomes ont souvent été négligés dans l’évolution humaine, sans doute en raison du fait que les formules chromosomiques des espèces fossiles disparues nous sont à jamais inconnues. Mais cet inconvénient peut être contourné facilement, puisque la comparaison des formules chromosomiques des espèces actuelles permet, avec une certaine précision, de reconstituer par le raisonnement les formules chromosomiques des espèces ancestrales en identifiant les chromosomes mutés ou remaniés. On peut ainsi reconstituer 60,4 p. 100 de l’ancêtre commun à l’orang-outan, au gorille, au chimpanzé et à l’homme (groupe des singes fossiles Proconsul ), 70,8 p. 100 de la formule chromosomique de l’ancêtre commun au gorille, au chimpanzé et à l’homme, et 91,6 p. 100 de celle du singe bipède australopithèque et des hommes archaïques; ce qui est amplement suffisant pour proposer des hypothèses significatives.Un modèle chromosomique et climatique trichotomiqueLa comparaison des formules chromosomiques des gorilles, des chimpanzés et des hommes actuels met tout d’abord en évidence le fait que le gorille, le chimpanzé et l’homme ont en commun sept chromosomes remaniés qui n’existent pas chez l’orang-outan. Ces mutations sont donc obligatoirement intervenues après la séparation de la branche asiatique des orangs-outans. Elle donne lieu aussi à deux observations paradoxales. La première est celle de deux mutations sur les mêmes chromosomes, communes au gorille et au chimpanzé; la seconde est celle de trois mutations, communes aux chimpanzés et à l’homme, mais inconnues chez les gorilles. S’y ajoute une donnée négative complémentaire: l’absence de mutations chromosomiques communes aux gorilles et aux hommes. Pour décrire cette situation très paradoxale, Bernard Dutrillaux et Jérôme Couturier ont évoqué l’existence d’un phénomène populationnel complexe. Il faut ajouter à ces observations une donnée paléontologique essentielle, jamais prise en considération dans les reconstitutions de modèles chromosomiques: l’existence du préhumain intermédiaire, le fameux singe bipède australopithèque, qui serait donc un des plus beaux exemples de chaînon manquant entre l’ancêtre commun et la lignée humaine.Dans l’état actuel des connaissances, pour comprendre la présence des sept chromosomes mutés communs chez les trois genres, il faut admettre que ces mutations sont apparues chez l’ancêtre commun à un moment où il constituait une seule population homogène, c’est-à-dire où le flux des croisements de gènes permettait à tous les individus d’avoir la même formule chromosomique. Nous appellerons phase 1 cette première étape homogène de l’ancêtre commun, sans doute assez longue (— 3 à — 4 Ma) pour avoir permis l’accumulation de sept mutations chromosomiques. Nous verrons que la paléontologie suggère que la souche a dû se situer dans la région du lac Victoria.Pour expliquer la répartition inégale des chromosomes mutés chez les trois genres actuels, il faut admettre qu’à un moment de son existence l’espèce “ancêtre commun homogène” s’est vraisemblablement subdivisée en trois sous-espèces; c’est la phase 2, hétérogène. Rappelons que les sous-espèces sont interfécondes, qu’elles peuvent donc se croiser deux à deux le long des contacts de leurs aires de répartition, généralement contiguës.Cette division de l’ancêtre commun en trois sous-espèces, précurseurs des trois genres actuels – que nous appellerons, respectivement, préchimpanzé, prégorille et préaustralopithèque –, s’est sans doute réalisée à l’occasion d’une différenciation de l’environnement consécutive à des changements climatiques. On observe en Afrique, depuis plusieurs millions d’années, le contact de trois grandes zones climatiques. On sait en effet que, entre — 10 et — 5 Ma, la répartition actuelle des zones climatiques s’était déjà mise en place. Il devait y avoir, à peu près comme à l’époque actuelle, plusieurs zones:– Dans le Nord, une zone affectée par la mousson d’été de l’océan Atlantique et dont la limite de la partie la plus aride a constamment fluctué au cours des temps, jusqu’à atteindre, vers le sud, à plusieurs reprises vraisemblablement, le fleuve Congo (ou fleuve Zaïre); dans cette zone, les chimpanzés existent encore aujourd’hui.– Dans le Sud, une zone de forêt tropicale très humide, liée à la mousson atlantique permanente, où subsistent aujourd’hui, le long de la rive droite du fleuve Congo, les gorilles.– Dans l’Est, une zone d’influence des moussons de l’océan Indien, zone dont la confluence avec la mousson atlantique permanente se situe le long de la vallée du Rift en raison de l’escarpement tectonique; ces moussons de l’océan Indien permettent le développement des savanes à acacias, où ont été découverts la plupart des restes de singes bipèdes australopithèques.L’existence de deux chromosomes mutés identiques chez les prégorilles et les préchimpanzés s’expliquerait par la contiguïté de leurs aires de répartition; la même raison expliquerait les trois chromosomes mutés identiques communs aux préchimpanzés et aux préaustralopithèques, tandis que l’absence de mutations communes aux prégorilles et aux préaustralopithèques serait due à un éloignement géographique.Mais le modèle trichotomique a une variante intéressante, qui ne peut être exclue a priori. Elle implique que l’ancêtre commun dans sa phase 2, hétérogène, se soit tout d’abord scindé en deux sous-espèces isolées géographiquement, prégorille (à l’ouest) et préaustralopithèque (à l’est), ayant acquis respectivement les deux et trois chromosomes mutés identifiés, et que deux populations, prégorille et préaustralopithèque, se soient ultérieurement rencontrées et croisées, le résultat ayant été la constitution d’une troisième sous-espèce cumulant les cinq mutations, celle du préchimpanzé. C’est l’explication la plus simple, et elle signifie que le chimpanzé pourrait dériver d’un préhumain; une idée, qui n’a pas fini de faire couler de l’encre!Le modèle comporte une phase 3, correspondant à la transformation des trois sous-espèces en trois espèces ayant perdu la possibilité de se croiser. Cette séparation implique un isolement géographique des sous-espèces qui, favorisant une évolution chromosomique indépendante des trois groupes, ait entraîné la formation de barrières sexuelles infranchissables. La preuve de cet isolement génétique est fournie par la comparaison des formules chromosomiques des trois groupes, où l’on constate que chacun d’entre eux a acquis des mutations chromosomiques uniques et indépendantes. On note six mutations chez le chimpanzé, six chez le gorille et quatre mutations apparues au cours de la lignée qui mène du préaustralopithèque à son descendant humain actuel, sans que l’on puisse savoir exactement quand elles sont apparues. Parmi ces mutations figure la fusion de deux chromosomes du chimpanzé qui ont donné naissance au chromosome 2 humain. Quant à l’isolement géographique, il est sans doute la résultante d’un phénomène climatique qui s’est produit de nombreuses fois au cours des temps préhistoriques: l’extension de la zone subaride sahélienne vers le sud, au moins jusqu’au fleuve Congo. Celle-ci a eu comme conséquence la rupture de l’aire de répartition des chimpanzés, au nord, et des gorilles, plus au sud, en populations respectivement occidentales et orientales qui ont pu évoluer indépendamment pendant des durées sans doute assez longues pour accentuer leurs divergences. Ce phénomène récurrent a fini par acquérir une telle ampleur que, lorsque les sous-espèces revenaient en contact à la faveur de la remontée vers le nord de la zone désertique, tout croisement était devenu impossible; les espèces actuelles s’étaient formées. D’après les données paléontologiques, la constitution des espèces des genres actuels remonte au plus tôt à — 5 Ma.Le phénomène ne s’est pas arrêté là; en effet, depuis cette époque, les oscillations de la zone sahélienne vers le sud ont entraîné la subdivision des espèces actuelles de gorilles et de chimpanzés en trois sous-espèces au moins, dont malheureusement plusieurs sont menacées d’extinction par l’homme.Ce mécanisme de la formation des espèces et des sous-espèces de singes supérieurs met en évidence un très grave défaut de la recherche mondiale actuelle: elle favorise de façon beaucoup trop “impérialiste” la biologie moléculaire au détriment de la systématique. En effet, les magnifiques études qui permettent de calculer les distances génétiques entre les gorilles, les chimpanzés et l’homme, pèchent par une lacune majeure. Les “molécularistes” ont négligé d’identifier les sous-espèces qu’ils étudiaient, se contentant souvent de prendre des spécimens de zoo dont les provenances africaines étaient indéterminées! Une légèreté qui oblige à recommencer toutes les analyses génétiques et chromosomiques au niveau de toutes les sous-espèces pour établir un modèle évolutif fiable...Les archives paléontologiquesLes données fossiles qui permettent de retracer l’histoire phylétique des lignées sont maintenant assez abondantes pour les formes rapportées aux australopithèques, véritable chaînon manquant entre l’ancêtre commun et les hommes archaïques. Elles apportent également beaucoup d’informations sur les hommes archaïques, mais elles sont insuffisantes pour nous renseigner sur l’ancêtre commun proprement dit, pratiquement inconnu; on dispose seulement de quelques dents isolées, datées entre — 10 et — 5 Ma, trouvées au Kenya, à Ngorora, Lukeino et Lothagam.Les australopithèques sont connus en Afrique orientale et en Afrique du Sud entre — 4,4 Ma et — 1 Ma. Ce sont des singes par leur structure crânienne, mais des singes bipèdes par la forme et la position de leur os iliaque, comme l’a confirmé magistralement la découverte de la piste fossilisée de Laetoli en Tanzanie. La bipédie est une innovation qui les sépare des singes supérieurs actuels, mais qu’ils transmettront à l’homme. Il est fâcheux que la diversité des formes découvertes dans les archives paléontologiques et décrites dans une conception typologique, où chaque spécimen recevait un nom d’espèce différent, ait considérablement obscurci l’interprétation du groupe. Les australopithèques constituent une seule espèce, Australopithecus africanus , possédant des mâles (formes robustes) et des femelles (formes graciles), qui évolue graduellement au cours du temps à partir d’une forme ancestrale, Ardipithecus ramidus (si celle-ci n’est pas plutôt un chimpanzé comme le suggèrent les dents). Cette transformation progressive des australopithèques se traduit par des changements de forme qui correspondent simplement à des stades évolutifs successifs (A, B, C) au sein d’une même lignée. Ils ont été décrits dans la littérature par les noms d’espèces suivants, du plus ancien au plus récent: australopithèque des Afars (incluant le nouvel australopithèque du lac ou A. anamensis ), puis australopithèque africain et enfin australopithèque robuste . Des variantes locales, pouvant avoir tout au plus valeur de sous-espèces géographiques, sont possibles, comme la forme très robuste décrite sous le nom de A. boisei .Les hommes archaïques correspondent eux aussi à une espèce évoluant de façon graduelle et dont les formes décrites sous les noms d’Homo habilis (homme habile), Homo erectus (homme érigé), Homo neandertalensis (homme de Néandertal) correspondent seulement à trois stades évolutifs de la même lignée; nous en présenterons la justification scientifique plus loin.Les hommes modernes, enfin, correspondent à une nouvelle espèce, qui dérive de formes africaines d’Homo erectus , et s’est formée il y a — 180 000 ou — 200 000 ans dans une zone s’étendant de l’Afrique centrale au Moyen-Orient.En résumé, un préaustralopithèque archaïque encore quadrupède devait être l’une des trois sous-espèces (avec le prégorille et le préchimpanzé) de l’ancêtre commun, encore non identifié vraiment dans les archives paléontologiques. L’acquisition de la station debout l’a transformé en singe bipède, ou australopithèque, vers — 5 Ma. Ensuite, la lignée a évolué progressivement, devenant plus grande et plus robuste. Vers — 2 Ma, une autre modification fait apparaître la nouvelle lignée des hommes archaïques. Celle-ci évolue progressivement, par un accroissement de la capacité crânienne, de l’homme habile à l’homme érigé puis à l’homme de Néandertal, qui s’éteint sans descendance. L’homme moderne émerge enfin d’hommes érigés africains, il y a quelque — 200 000 ans, et colonise le monde entier.La mécanique des altérations de la chronologie du développementUne intéressante explication du changement morphologique considérable qui accompagne la faible divergence génétique entre les singes supérieurs et l’homme a été proposée récemment grâce à la nouvelle approche que constitue la biologie comparative du développement. Elle concerne le mécanisme des altérations de la chronologie du développement des formes ancestrales.Il faut savoir en effet que le développement d’une espèce peut être modifié chez ses descendants de plusieurs façons. La durée du développement, de la croissance, peut être raccourcie ou allongée par l’avancement ou le retardement de l’apparition de la maturité sexuelle, qui bloque la croissance. Un développement tronqué aboutit à un descendant de petite taille et possédant une morphologie juvénile; c’est le phénomène de la progenèse. Un développement prolongé se traduit par un descendant géant avec une morphologie hyperadulte; c’est le cas de l’hypermorphose, bien connue chez le cerf des tourbières avec ses bois devenus gigantesques. La vitesse du développement et de la croissance peut être ralentie; l’individu descendant aura alors la même taille que l’ancêtre, mais avec un aspect juvénile; c’est la célèbre néoténie des axolotls, les salamandres mexicaines. À l’opposé, le développement peut être accéléré; il donnera un descendant de la même taille que l’ancêtre, mais avec une morphologie hyperadulte.Ces altérations de la chronologie du développement sont bien connues dans le monde animal, et leur déterminisme génétique et hormonal a même été élucidé. Par exemple, la néoténie des salamandres du groupe des axolotls est déterminée par un gène P représenté par deux allèles, dont l’un, selon la température de l’environnement, déclenche ou inhibe la production d’une hormone de croissance. Ce sont ces gènes, dits régulateurs ou temporiseurs , qui interviennent et peuvent présenter des mutations qui modifient leur chronologie d’intervention dans le développement d’une espèce. Une modification mineure du programme génétique peut donc avoir des conséquences amplifiées de façon considérable. La mécanique des altérations de la chronologie du développement apporte donc une nouvelle clé de lecture et de compréhension des changements morphologiques dans l’histoire humaine.Comparaison des développements du singe et de l’hommeLa comparaison des développements des singes supérieurs et de l’homme a montré que, si on se limite aux seules modifications du crâne, on constate que l’évolution des primates est contrôlée par un phénomène majeur: l’augmentation du volume cérébral entraîne une diminution de la face et un élargissement de la mandibule. Ce phénomène dynamique, connu sous le nom de contraction crânio-faciale , a été étudié par Antoine Delattre et Raphaël Fenart, et plus récemment par Anne Dambricourt-Malassé et Marie-Josèphe Deshayes. Comme ce phénomène est inhérent à l’ensemble du groupe des primates, et reconnaissable dans la plupart des lignées de mammifères, on doit tenir compte de cette contrainte de développement si l’on veut comprendre les changements évolutifs qui se produisent lorsque l’on passe des singes supérieurs (gorille et chimpanzé) aux australopithèques, ou singes bipèdes, et enfin aux hommes. Anne Dambricourt-Malassé a pu montrer que dans l’histoire des primates on pouvait distinguer six étapes majeures, correspondant à six plans d’organisation morphologique crânienne distincts, ce qu’elle appelle des ontogenèses fondamentales . Ces plans sont caractérisés par des contractions crânio-faciales de plus en plus fortes, excluant tout état intermédiaire. Or les étapes de contraction crânio-faciale sont conditionnées par des décalages de la chronologie du développement pouvant toucher toutes les étapes de la formation, qu’elles soient embryonnaire, fœtale, lactéale (première dentition), de substitution (remplacement des dents de lait) ou adulte. Si l’on compare les développements respectifs d’un chimpanzé et d’un homme, on constate un ralentissement généralisé du développement humain et un doublement de la période de croissance.La phase embryonnaire , qui dure deux semaines chez le chimpanzé, est prolongée jusqu’à huit semaines chez l’homme, et c’est durant cette seule phase que se constituent les cellules nerveuses. L’allongement de cette période chez l’homme entraîne donc une hypertrophie du cerveau, car nos neurones sont deux à trois fois plus nombreux que ceux du chimpanzé.La phase fœtale dure seulement un mois de plus chez l’homme. En réalité, elle devrait être beaucoup plus longue, puisque le bébé humain à la naissance est plus immature que celui d’un chimpanzé. Elle a donc été raccourcie!La phase lactéale dure trois ans chez le chimpanzé et six ans chez l’homme. Elle exprime toujours le ralentissement du développement humain. Au début de cette période, le trou occipital du jeune chimpanzé est situé à la base du crâne, comme chez l’homme, ce qui permet la bipédie observée chez les jeunes singes. Mais chez le chimpanzé celle-ci est temporaire, alors qu’elle se maintient toute la vie chez l’homme... La raison? Tout simplement parce que le développement de la partie postérieure du crâne est tellement ralenti chez l’homme que la bipédie est stabilisée définitivement.La phase de substitution se caractérise chez le chimpanzé par la bascule du trou occipital en oblique vers l’arrière l’obligeant à devenir quadrupède. Cette phase s’achève à la septième année chez le chimpanzé, mais à la quatorzième chez l’homme.L’apparition de la maturité sexuelle, qui marque le début de la phase adulte , se fait donc en moyenne vers sept ans chez le chimpanzé et vers quatorze ans chez l’homme. C’est à ce moment qu’apparaissent chez le chimpanzé les caractères adultes, comme la canine formant un croc, les muscles masticateurs puissants et le fort bourrelet simiesque au-dessus des yeux. Ces caractères n’apparaîtront jamais chez l’homme en raison du considérable ralentissement du développement...La solution du paradoxe humainLes 99 p. 100 d’identité génétique du chimpanzé et de l’homme, ainsi que les sept chromosomes mutés au même endroit sont les marques indélébiles de l’existence d’un ancêtre commun qui a dû vivre en Afrique entre — 10 et — 5 Ma. Trois changements majeurs sont intervenus: le premier entre l’ancêtre commun et l’australopithèque, le deuxième entre l’australopithèque et l’homme archaïque, le troisième entre l’homme érigé et l’homme moderne.De l’ancêtre commun à l’australopithèque, l’hominisation se marque essentiellement par l’apparition de la “bipédie australopithèque”. Au niveau du crâne, le ralentissement du développement a entraîné le maintien du trou occipital en position inférieure horizontale, permettant une bipédie certes imparfaite mais permanente. Malgré une contraction crânio-faciale plus accusée que celle d’un chimpanzé, le crâne conserve une structure de crâne de singe supérieur, avec l’apparition du bourrelet sus-orbitaire, la constriction en arrière des orbites, l’existence de la crête sagittale, ou cimier, chez les individus mâles. On peut donc qualifier les australopithèques de singes bipèdes , car en outre les bras restent très longs.De l’australopithèque à l’homme archaïque, une nouvelle phase de contraction crânio-faciale se manifeste. Elle résulte d’un allongement de la période embryonnaire et d’un nouveau ralentissement du développement. Le déplacement du trou occipital en position inférieure horizontale plus avancée permet une bipédie de type humain. Un accroissement considérable et brutal de la capacité crânienne entraîne la disparition de la crête sagittale et le début du comblement de la dépression en arrière des orbites. Mais la contraction ne fera pas disparaître le bourrelet au-dessus des yeux. Cette structure, qui apparaît avec Homo habilis , se maintient chez Homo erectus et jusque chez l’homme de Néandertal, mais disparaît définitivement avec ce dernier. On ne la retrouvera pas chez l’homme moderne qui présente une nouvelle restructuration crânienne.Vers — 200 000 ou — 180 000 ans, on voit apparaître à partir d’Homo erectus d’Afrique ou du Proche-Orient une structure nouvelle, celle d’Homo sapiens. Résultant d’une contraction crânio-faciale supplémentaire, elle fait disparaître les derniers caractères simiens, comme le bourrelet au-dessus des yeux.Ces trois changements de plan d’organisation se font par des sauts brusques, sans intermédiaire. Mais une fois le nouveau plan d’organisation stabilisé, celui-ci peut évoluer de façon graduelle; ainsi les australopithèques deviennent-ils hyperrobustes en fin de lignée par hypermorphose, les hommes archaïques augmentent progressivement leur capacité crânienne.Résultant de mutations intervenant probablement au niveau des gènes de régulation, les innovations morphologiques, c’est-à-dire les nouveaux plans structuraux, sont ensuite soumis aux contraintes de la sélection naturelle de l’environnement. Il est bien évident que l’apparition brutale de la bipédie permanente, chez les singes bipèdes, correspond à une véritable préadaptation qui leur a permis de s’accorder opportunément à la niche écologique nouvellement formée par les savanes. Une acquisition progressive de la bipédie sous l’effet de la sélection naturelle traduisant le passage d’un climat humide à un climat plus sec est invoquée par les darwiniens orthodoxes. Les archives paléontologiques n’accréditent pas cette conception, pas plus que la biologie du développement.Une conséquence secondaire imprévueLa comparaison des développements du chimpanzé et de l’homme a mis en évidence un fait inattendu. Jusqu’à un an et demi le développement de la région du pharynx du jeune chimpanzé et du bébé humain est identique. Mais Jeffrey T. Laitman a montré qu’ensuite le larynx de l’homme descendait, agrandissant la cavité du pharynx. Formant une caisse de résonance, le pharynx permet le langage articulé, mécaniquement impossible chez le chimpanzé. C’est une conséquence secondaire de la contraction crânio-faciale, tout comme la bipédie, mais qui constitue une barrière majeure entre l’homme et les singes supérieurs par toutes les possibilités qu’elle nous donne.Une histoire interne extraordinaireLa mécanique des altérations de la chronologie du développement constitue une nouvelle clé de lecture de l’hominisation. Une histoire essentiellement interne, commandée par des divergences génétiques mineures touchant les gènes régulateurs contrôlant les contraintes du développement. Cette mécanique explique les changements morphologiques considérables qui restent incompréhensibles par l’explication darwinienne de petites mutations toujours sélectionnées dans le même sens. Elle apporte une solution biologique au paradoxe humain en expliquant l’apparition des caractéristiques de l’hominisation, l’origine de la bipédie, l’accroissement de la capacité crânienne, la présence du langage articulé et la disparition des caractères simiens. Avec l’ensemble des nouvelles données génétiques, paléontologiques, écologiques et climatiques, elle constitue une nouvelle synthèse paléoanthropologique.
Encyclopédie Universelle. 2012.